9 mars 2025

La dernière demeure

par Frédérique A.

Faire co-habiter les membres épars de la famille dans une même demeure après leur mort… Ce n’était pas un projet concerté. C’est devenu une réalité paisible établissant avec les morts une relation nouvelle, au-delà des larmes.

Le texte de Frédérique A.

La dernière demeure, quel joli mot pour évoquer le lieu où l’on s’installe pour l’éternité.
L’endroit n’est pas très vaste, car on n’imagine difficilement combien d’individus vont y vivre. « Y vivre » n’est pas le mot adéquat. Il serait plus juste de dire « y reposer ».
En 1956, Amélie, native d’Isère, mariée à un breton, ayant passé sa vie à Toulon, avait tout naturellement été enterrée au cimetière de… Toulon. Ils avaient prévu 20 ans, ce qui semblait long. Mais un jour vint où le couperet tomba. Si rien n’était fait, Amélie irait rejoindre les restes des personnes abandonnées par leurs descendants dans la fosse commune. C’est ce qui était arrivé à Victor, le breton. Ils s’y étaient pris trop tard, ils n’avaient pas pris le temps, ils s’étaient sentis coupables, puis ils s’étaient fait une raison. Mais cette fois-ci, pas question d’abandonner Amélie.
Le caveau familial du cimetière d’Escamps est une concession à perpétuité. La tombe est en pierre, toute simple. Ils ont évité le marbre, trop clinquant, trop brillant. L’endroit est champêtre. Quitter un cimetière des villes pour un cimetière des champs, quoi de plus agréable.
Amélie a été ramenée dans ce qui sera réellement sa dernière demeure. Mais dit-on ramener ou rapporter ? Est-ce une personne ou un objet ? Il faudrait vérifier.
Amélie s’est donc installée. Elle a subi une réduction pour se faire toute petite. On vient lui rendre visite de temps en temps, pas très souvent, mais c’est mieux que rien, mieux qu’à Toulon. Et elle attend. Elle attend les suivants qui ne manqueront pas de la rejoindre un jour.
La première à la retrouver a été Anémone, sa fille. Les relations ont parfois été conflictuelles entre les deux femmes. Amélie était exigeante, et Anémone avait toujours craint de ne pas être à la hauteur. Mais ce jour-là, tout s’était bien passé. C’était le printemps, nous avons un peu pleuré, nous avons eu une pensée pour Amélie. Mère et fille étaient enfin ensemble.
Les suivants à s’installer dans le caveau familial ont surpris Amélie et Anémone. Ils n’étaient pas vraiment prévus. Mais, leurs concessions arrivaient à expiration. Les grands-parents d’Yves, le gendre d’Anémone, étaient à Neuilly. Il n’imaginait pas les abandonner. Il est donc allé les chercher. Eux aussi se sont fait tout petits pour accueillir les suivants.
Louis est arrivé tranquillement quelques années plus tard. Sa tête était déjà partie dans les étoiles. Il faisait beau, nous n’avons pas pleuré. Nous avons eu une pensée pour Amélie et Anémone et aussi pour ceux de Neuilly que nous ne connaissions pas vraiment.

Aujourd’hui, c’est au tour de René et Raymonde, les parents d’Yves. Ils sont tous les deux dans une seule et même urne. Plus facile et dans l’air du temps. C’est l’hiver, et personne ne pleure.

Références

  • Thème de l’atelier au cours duquel a été écrit ce texte : Habiter au fil des générations.
  • Proposition d’écriture : Vous ou votre personnage rétablissez un lien avec vos ancêtres, à travers les traces qu’ils ont laissé dans un lieu, bien au- delà de leur mort… Faites le récit de cette transmission.
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  1. Christine Toquard 10 mars 2025 à 11 h 15 min-Répondre

    Vraiment très beau texte !
    Conquise par la proximité de la légèreté des échanges avec la gravité propre au sujet, le passage du temps, pour ceux d en haut qui se souviennent, pour ceux d en bas qui accueillent les petits nouveaux.
    L ensemble au fil des saisons et des larmes, ou pas….
    Bravo et merci

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